La question du deuil numérique

« Aujourd’hui, j’ai rencontré mon père ». C’est ainsi que commence le message qu’a écrit en Novembre dernier un des utilisateurs du forum de jeux vidéo elite dangerous. « Mon père est mort en 2011 ; quand la compagnie Frontier a permis aux clients d’ajouter des noms de personnages dans la base de données, j’ai ajouté son nom. Aujourd’hui, en explorant un système, je suis tombé sur un Vipper et je l’ai scanné. C’était son nom, dangereux et en ordre. Papa, j’espère te recroiser encore là-bas. » Ce témoignage a déclenché une vague d’émotions dans cette communauté, et en réponse, d’autres personnes ont confié que certains de leurs proches décédés étaient aussi dans le jeu, des parents, frères, sœurs ou des enfants disparus qu’ils avaient hâte de retrouver au hasard d’une rencontre dans l’univers en ligne. Cet évènement n’est qu’un des nombreux virages que prend aujourd’hui le deuil. Nous sommes à une époque où une grande partie de notre vie est numérique et les écrans nous accompagnent en permanence pour nous offrir une interface vers cet univers persistant où nous avons une bonne part de nos relations sociales. Beaucoup de couples se forment à travers ces interfaces, des contrats importants y sont signés, des décisions de vie y sont prises et il est logique que la mort y ait un rôle aussi. L’origine du deuil est peut-être aussi vieille que notre espèce, il était déjà pratiqué par Neandertal il y a des dizaines de milliers d’années. Il semble aussi intemporel que des modèles généraux ont été proposées comme les fameuses « cinq étapes du deuil » de Kübler-Ross, cinq étapes que traverserait la majorité des personnes qui subissent une perte importante et que nous rappelle Yves Alphé sur son blog dédié au funéraire. Mais ces modèles génériques sont battus en brèche, car le deuil est aussi dépendant de notre culture. Nous ne gérons pas la perte des proches comme le faisaient nos ancêtres ou comme le feront nos descendants. La façon dont nous acceptons le départ d’un être cher évolue selon nos sociétés, de nos technologies et des supports sur lesquels faire le deuil. Et les supports actuels sont principalement numériques.

L’exemple des jeux vidéo

Les jeux vidéo en sont un bon exemple. Dans ceux-ci, la mort est souvent la personnification de l’échec, et elle est, à ce titre, incontournable. Parfois, c’est l’expérience de jeu entière qui tourne autour de ce concept, comme dans Dark Souls par exemple. Parfois c’est le scénario même du jeu qui nous propose une expérience virtuelle de l’attachement, de la perte, et du deuil. C’est assez naturellement que de nombreux joueurs ont investi ce média pour adoucir leur chagrin. Comme l’explique Phil Owen, journaliste spécialisé dans les jeux vidéo, les jeux auxquels il a joué alors qu’il était à l’hôpital pendant les derniers jours de la vie de son père, lui ont offert un confort qui était nécessaire. Des mois plus tard, rejouer à des vieux titres que son père lui achetait quand il était enfant lui a permis de se souvenir de bons moments avec la personne disparue. Les jeux permettent aussi de garder le contact avec un parent disparu, d’en conserver une trace, une mémoire. En Mai dernier, un commentaire de la vidéo « Les jeux vidéo peuvent-ils être une expérience spirituelle ? » témoignait d’une expérience personnelle très touchante. « Quand j’avais 4 ans, mon père achetait une bonne vieille Xbox. On a eu énormément de plaisir à jouer à toutes sortes de jeux ensemble, jusqu’à ce qu’il meure quand j’avais tout juste 6 ans. Je n’ai pas pu toucher la console pendant 10 ans. Mais une fois que je l’ai fait j’ai remarqué quelque chose. On avait l’habitude de jouer à un jeu de course, Rally Sport Challenge, qui était en fait vraiment excellent à l’époque où il est sorti. J’ai commencé à bidouiller un peu et j’ai trouvé un fantôme, littéralement. Vous savez quand il y a une course, le meilleur des coureurs est enregistré sous la forme d’une voiture fantôme, son fantôme tourne encore sur la piste aujourd’hui. J’ai joué jusqu’à être presque capable de battre le fantôme, jusqu’à ce que je le rattrape, le dépasse et m’arrête juste devant la ligne d’arrivée, juste pour être sûr de ne pas effacer le record. »
Ce n’est pas un cas isolé, et d’autres situations de ce type ont été vécues par d’autres personnes, via d’autres jeux vidéo. Mais gérer la mort d’un proche est une chose complexe, un acte à la fois personnel et collectif et l’univers numérique est un parfait exemple de cette ambivalence. Au début du mois de Mars, un membre du site web Reddit y déclarait que son frère, un passionné du jeu de rôles Skyrim, était mort tragiquement en 2013. Depuis, il visite régulièrement la partie pour voir les dernières images du jeu qui ont été vues par son frère. La sauvegarde Skyrim a la même fonction que le fantôme de Rally Sport Challenge : elle donne un souvenir interactif de l’être cher. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car le deuil est aussi un acte social. Certains membres de Reddit ont été émus par ce témoignage et ont créé un mod pour le jeu, ajoutant à l’univers de Skyrim un autel commémoratif à l’emplacement du personnage joué par le frère décédé. Aujourd’hui, de nombreux joueurs téléchargent ce mod et offrent des captures d’écran de leur personnage devant cet autel en signe de soutien.

Un soutien anonyme mais conséquent

Des personnes anonymes sur Internet se sont souvent mobilisées en soutien au deuil. Il y a ce père ayant perdu son fils joueur régulier de World of Warcraft qui tente de connecter avec les parties de la vie de son enfant qu’il n’a jamais pu comprendre et qui essaye de connecter au jeu. Aujourd’hui devant la complexité de l’univers en ligne, il fait appel à la communauté qui réagit immédiatement en lui offrant des condoléances et de l’aide. Bref, le deuil se réinvente dans les jeux vidéo et sur Internet et il prend des formes très variées.

La question de l’identité numérique après la mort

C’est particulièrement le cas sur les réseaux sociaux qui sont probablement l’endroit où la mort pose les questions les plus importantes : qu’advient-il de votre identité numérique après votre mort ? Qui a accès à votre compte, à vos identifiants et vos mots de passe ? Et surtout, vos proches ou vos descendants vont-ils faire le deuil sur les réseaux sociaux ? C’est un sujet important car aujourd’hui entre un quart et un tiers des humains vivant sur la planète ont un compte sur un réseau social. Depuis la création de Facebook, au moins 30 millions de personnes qui y avaient un compte sont mortes. Nous sommes tous appelés à mourir et à subir la perte de proches. Beaucoup d’entre nous découvriront cette perte à travers un écran et se remettront de cette perte à travers un écran. Face à ce constat, le développement des logiciels change et s’adapte à la mort des utilisateurs, ce qu’on appelle la thanatosensitivité prenant en compte la mort de l’utilisateur dans le cahier des charges, faciliter les tâches de membres de son cercle intime lorsqu’ils auront rassemblé les traces de sa vie en ligne. Par exemple, Facebook permet de transformer le compte d’un proche en compte commémoratif, un espace numérique où se rassembler et faire le deuil. De nombreux autres sites web comme I-Tomb et Mémoires des Vies proposent des espaces en ligne pour entretenir la mémoire de personnes disparues. Nous vivons dans une époque qui a été chamboulée relativement récemment par l’arrivée des ordinateurs dans tous les foyers et des connexions Internet permanentes. Notre pratique sociale s’ajuste plus ou moins à ces changements et des rituels aussi traditionnels et importants que le deuil s’adaptent petit à petit. Enfin, si les supports numériques peuvent nous aider à accepter la perte, ils peuvent également nous aider à préparer notre propre disparition. Des applications ou des sites web comme ifidie, liveson ou deadsocial proposent des services pour envoyer des derniers messages facebook ou twitter postumes à nos proches ou organiser ses funérailles en ligne. Le mois dernier, un utilisateur d’Imgur écrivait dans un article intitulé « mon dernier jour sur Terre », qu’il était atteint d’un cancer du cerveau et qu’il ne lui restait que 24H à vivre avant d’être débranché des machines qui le maintenaient en vie. Dans ce court témoignage, il remerciait la communauté pour les bons moments qu’elle lui avait offert pendant les périodes de maladie qui avaient duré de nombreuses années. Il préparait ainsi son propre départ de la communauté. Ce message est la nécrologie numérique d’une personne dont la vie sociale a été essentiellement numérique.

Le cas Animal Crossing

Mais l’exemple le plus touchant, l’utilisation d’un jeu pour dire « au revoir » a été rapportée en Décembre 2005 par un internaute coréen. « Il y a environ deux ans, j’ai acheté le jeu Animal Crossing. C’était amusant au début, mon frère et moi y avons joué pendant un mois puis nous nous en sommes lassés. J’ai souvent essayé de convertir mes parents aux jeux vidéo et je me suis dit qu’Animal Crossing serait suffisamment simple pour qu’ils s’y mettent. J’ai aidé ma mère à se créer une maison et elle est rapidement entrée à fond dans le jeu. Enfant, elle avait contracté la polio et souffrait alors de sclérose en plaques. La plupart du temps, elle restait cloîtrée à la maison, sauf à de rares occasions pour aller à l’Église ou faire des courses. Passer toute la journée dans un fauteuil roulant l’ennuyait alors le réconfort que lui procurait animal crossing était assez stupéfiant. Elle passait tellement de temps à jouer que ça commençait à ressembler à une obsession. Elle jouait tellement que toute la famille la taquinait à ce sujet. Elle a remboursé sa maison dans le jeu, elle a collectionné tous les fossiles. Chaque fois que je la voyais jouer j’étais étonné qu’elle s’y intéresse encore, mon frère et moi ayant cessé de jouer depuis longtemps. Son état a progressivement empiré et un jour elle a fini par cesser de jouer. Elle est morte il y a environ un an. J’avais oublié Animal Crossing, je n’y avais plus joué depuis un an et demie mais aujourd’hui je suis retourné au village pour voir, l’herbe avait poussé, les villageois m’ont demandé où j’étais passé ma mère et moi. Et puis, j’ai ouvert ma boîte aux lettres, elle était pleine de lettres avec des cadeaux, tous envoyés par ma mère. Ces lettres étaient un peu toutes les mêmes. Alors que j’avais cessé de jouer, elle continuait à m’envoyer des cadeaux, je me revois me moquer d’elle continuer à jouer alors qu’elle avait fini le jeu et je réalise maintenant qu’elle passait son temps à m’envoyer des cadeaux. Je suis encore impressionné de la manière dont cela m’a affecté. Montrez à vos parents à quel point vous les aimez tant que vous le pouvez encore »

Nous découvrons à tâtons comment adapter des pratiques comme le deuil à notre mode de vie numérique. Le deuil numérique est une expérience que de nombreuses personnes sont appelées à vivre. Il est important d’en être conscient.

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